TÉMOIGNAGES

Les reliures de création de Florent Rousseau1998-2008
La rétrospective que consacre la Bibliotheca Wittockiana aux reliures de Florent Rousseau permet de parcourir une décennie de créations ponctuée par ses recherches sur la structure de la matière, et éclaire la richesse de son univers.
En 1998, Florent Rousseau expose à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris ses dix premières années de création sous le titre « L’envers du décor », avec l’envie de réitérer dix ans plus tard. Pari tenu, grâce à la Bibliotheca Wittockiana qui présente un choix de cent vingt-trois reliures réalisées entre 1998 et 2008.
À l’époque de sa première grande exposition (1988-1998), la reliure française était dans une phase de renouveau, notamment dans le traitement du corps d’ouvrage. Cette période témoigne des recherches approfondies menées par Florent Rousseau – et par d’autres relieurs, chacun à sa manière –avec, parmi les objectifs, celui de trouver des systèmes de couture ou d’assemblage qui donnent une plus grande souplesse au livre. Rompant avec les canons classiques, ils ont mis à l’honneur les structures croisées, japonaises, à plats rapportés, etc., qui permettent une bien meilleure ouverture du livre.
Toutefois, à la suite de cette exposition, il s’aperçoit que ses clients préfèrent chez lui, non pas cette nouvelle approche, mais ses reliures plus traditionnelles : « Les bibliophiles sont peu nombreux à avoir suivi les relieurs dans ces recherches » affirme Florent Rousseau, leur goût les conduisant peut-être à privilégier avant tout la fonction de protection comme critère d’une reliure achevée. Les volumes conservés dans leur bibliothèque depuis parfois plusieurs siècles témoignent à la fois des qualités techniques et esthétiques des reliures, ainsi que de leur pérennité. « La technicité propre aux plats rigides traditionnels est intéressante et offre au volume une longévité que – par manque de recul – on n’est pas sûr de pouvoir assurer avec les structures souples à couture apparente, explique Florent Rousseau, la mode du “tout structure“ est, me semble-t-il, en train de passer. On le constate lorsqu’on visite des expositions, ces ouvrages-là sont moins nombreux qu’il y a quelques années. »
Un nouvel essor
Après avoir largement exploré et approfondi ces techniques de reliure, Florent Rousseau a souhaité revenir vers le procédé traditionnel de la passure en carton et consacrer ses expérimentations au décor, c’est-à-dire au travail des matières, des structures de décor et non plus des structures de reliure : « J’ai vu qu’à travers la reliure dite classique, on pouvait aussi aborder des recherches nouvelles sur le décor. Revenir à un corps d’ouvrage classique, solide, permet de se consacrer uniquement au décor des plats, puisqu’on n’a pas le souci esthétique des structures. » Et le titre redevient important, comme élément architecturant le décor, alors que bien souvent avec une structure souple, il est secondaire, voire inexistant.
Néanmoins, Florent Rousseau conserve de cette période une technique mise au point par Martine Mélin qui représente une évolution fondamentale concernant la plaçure : un système d’onglets rapportés cousus, qui permet de résoudre le problème de l’ouverture du livre, réduite en reliure classique puisque les plats sont directement solidaires du dos.
Interpréter le livre
Cet ancien diplômé de l’Union des Arts décoratifs en reliure et dorure, qui enseigne le décor à l’Atelier des Arts appliqués du Vésinet depuis 1987, conçoit son métier comme une mise en danger de soi-même. Après avoir lu le livre, observé les gravures le cas échéant, la typographie, le papier, en tenant compte de la spécificité de l’auteur et de son univers, il s’approprie l’ensemble de ces éléments pour produire une interprétation toute personnelle. Elle illustre son style propre… qui se caractérise par la variété. La reliure de création minimaliste ne l’intéresse pas : « C’est une non-interprétation. Autant réaliser une reliure janséniste ! » déclare Florent Rousseau. Un livre consensuel, une pièce jolie mais qui n’apporterait rien à l’histoire de la reliure, ni à celle de l’art n’a, à ses yeux, pas de raison d’être.
Avant de commencer à travailler, il a en tête le décor achevé et ne réalise jamais de maquette. Toutefois, la découverte de nouvelles pistes en cours de réalisation le font parfois changer de cap. C’est d’ailleurs pourquoi il lui arrive de faire attendre le livre plusieurs mois mais, souvent, revient à l’idée de départ. Reste à trouver les chemins pour y parvenir.
Florent Rousseau n’emploie jamais un matériau sans le transformer pour créer une nouvelle matière. Il aime modifier les éléments de base — cuir et papier – en fonction de son inspiration et, pour parvenir à ses fins, réalise de nombreux essais. Il cite volontiers Jean de Gonet comme étant un précurseur dans ce domaine : « Il est parmi les plus grands, car il est constamment novateur. Il fait des recherches sur les matériaux et met au point des techniques avant les autres (par exemple le pochoir). Il a été l’un des premiers à travailler sur des peaux naturelles, à teindre ses cuirs. C’est un chef de file, il a lancé des idées qui sont devenues des modes. »
À partir d’un concept graphique, Florent Rousseau effectue ses recherches de matières ; une technique de base lui permet de développer une très vaste palette. Il expérimente, met en scène et en valeur les matériaux, les rend « vivants », que ce soit par teinture, application, empreinte… Toutefois, il affirme : « Je n’aime pas les déclinaisons. Il m’arrive d’employer certaines techniques plusieurs fois, mais dans des contextes différents et avec un travail qui fait oublier que c’est le même procédé ; j’ajoute un plus à chaque fois. J’aime étonner et m’imposer des challenges pour voir si je suis capable de les réaliser. »
Percer les secrets de la matière
Dans l’urgence de l’exploration des techniques, des motifs, des couleurs, des assemblages, Florent Rousseau apprivoise la matière, la fait sienne et joue des effets de contrastes – matité, brillance, incrustation, relief. L’expérience de cette recherche est pour lui systématique. Puis il réfléchit à la structure de son décor et à la manière d’ordonnancer ses différentes composantes. Il préfère partir d’un cuir brut pour mieux le transformer : « Au lieu d’acheter du galuchat, j’achète une peau simple, l’estampe moi-même et la “transforme” en galuchat. Tous les problèmes techniques liés à cette peau de poisson (par exemple, le fait qu’on ne peut pas faire de coiffe), je ne les rencontrerai pas car je serai parti d’une peau souple. » Ainsi sur Corps du roi de Pierre Michon [p.69], le cuir – un buffle estampé de petits grains – est teint puis décoloré « façon galuchat », avant de recevoir des bandes mosaïquées. Ou une « façon lézard » sur Lointain pour tout à l’heure de Jean Ramallo [p.73] imprimée sur un plein cuir en vachette.
Certains relieurs sont réservés à l’idée d’intervenir sur des matières chères et précieuses comme le box. Florent Rousseau montre, à travers ses créations, que ce très beau cuir, retravaillé, peut donner des effets inattendus : « Le contraste est parfois très intéressant. Utiliser le box tel que n’apporte rien à mes yeux, cela a déjà été fait. C’est l’étude de la matière, voir jusqu’où je peux aller qui me fascine. » Ainsi il rabote le cuir, légèrement sur Flux et reflux de Michel Butor [p. 34] avant de le disposer en bandes verticales séparées par endroit de mosaïques, plus en profondeur sur Le Théâtre de Séraphin d’Antonin Artaud dont la peau est rabotée partiellement côté fleur et, après couvrure, de nouveau scalpée par endroits. Il le déglace et le ponce après couvrure sur La légende de Novgorode de Blaise Cendrars [p.47] et ajoute sur chaque plat un texte manuscrit à l’encre blanche qu’il met en valeur grâce à deux mosaïques en box collées à cheval sur le pat et le contre-plat.
La technique de l’empreinte offre des combinaisons quasi infinies aux rendus admirables grâce à l’imagination féconde de Florent Rousseau. Sur Zoologon de Michel Seuphor illustré par Germaine de Coster [p.17 Cat.], le décor est réalisé par empreinte de paille de fer (mise sous presse sur cuir teint humide). Les lettres du titre, composées de films de couleurs, ont été appliquées avant la pose des fils métalliques. Pour L’illusion héroïque de Tito Bassi d’Henri de Régnier [p.15], le relieur a teinté le plein veau en vert, avant de l’estamper à la plaque avec des motifs de roses Art déco. Il a ensuite réaquarellé chaque rose en fonction des couleurs des gravures.
Estampage et intervention de l’aquarelle également pour Pierres réfléchies de Roger Caillois [p.22] illustré par Christiane Vielle. La peau de couvrure, du reptile, est rabotée, une cinquantaine de morceaux de cuir sont reteints en noir, puis estampés et aquarellés avant d’être incrustés suivant le plan décoratif. Le traitement de ce volume est intéressant à comparer avec celui mis en œuvre sur le même titre, illustré cette fois par Raoul Ubac [p.35] : un estampage ton sur ton formant une composition de mosaïques, qui produit un effet particulièrement élégant.
Il étudie les effets de lumière produits par l’encre typographique et, sur la peau, joue des contrastes brillance-matité, comme sur Les Charités d’Alcippe de Marguerite Yourcenar [p.49] ou sur Elle lui dirait dans l’île de Françoise Xenakis [p.87]. Pour le premier, sur un plein cuir en box rouge, il incruste plusieurs formes en box poncé et estampé d’encres dans différents tons de rouge. Pour le second, il utilise un peigne pour estamper le plein cuir en veau gris d’encre typographique noire, le tout rehaussé au pinceau de petites touches de couleurs acryliques.
Si les techniques ne sont pas très nombreuses, la manière dont Florent Rousseau en use rend compte de l’imbrication totale de ses préoccupations esthétiques avec sa volonté d’explorer toutes les ressources de la matière. Ajoutant ici un « ingrédient » inattendu, là une couleur, un motif, ou encore un traitement spécifique du cuir ou du papier, il parvient à créer des ambiances tour à tour feutrées, raffinées, gaies, chamarrées, obscures ou énigmatiques.
La passion du papier
Il a récemment consacré un ouvrage entier, Les Décors en papier de Florent Rousseau (éditions Faton), à sa passion pour ce matériau ancestral, sous toutes ses formes. Papier de soie, calque, Kraft froissé, « tous les papiers peuvent donner de beaux décors »… à partir du moment où il les marque de son intervention – teinture, ponçage, etc. – pour en modifier jusqu’à la substance. Il l’utilise aussi bien en incrustation que pour réaliser des pleins. Les pages de magazines qu’il incise en leur donnant la forme adéquate pour former son décor deviennent des pochoirs aux motifs inédits, avec lesquels il teinte le cuir pour faire naître un paysage, comme sur (Saulsaie ???Merci d’indiquer la référence complète. A-t-on une reproduction ?). Pour Comment j’ai écrit certains de mes livres de Raymond Roussel [p.19 cat.], il compose ses papiers de magazines qu’il colore et ponce, puis ajoute des détails mettant en valeur l’ensemble, comme deux appendices sphériques en carte recouverte de buffle, appliqués en gouttière : une coquetterie esthétique pour alléger visuellement l’importante épaisseur du livre. De même, la décomposition du titre au dos sur quatre étiquettes en buffle à chants teintés équilibre-t-elle le large dos.
Florent Rousseau parvient à employer les différents papiers, de sorte à créer des effets de matières insoupçonnés. Le décor d’Ineffable vide [cat. p.30] d’Henri Michaud, composé d’em